March 23, 2013

Devdas... éternel Devdas !

La programmation de notre première Saison Indienne à Toulouse inclut le fameux chef-d'oeuvre de S. L. Bhansali, que l'on ne présente plus... ou sur lequel on peut au contraire s'émerveiller encore et toujours. Colette Mazabrard partage ici avec nous sa vision de ce grand film. Projection au cinéma Alban Minville, le jeudi 4 avril à 14h30.

Paro aime Devdas et Devdas aime Paro, et ce, depuis l'enfance, mais les deux amoureux vivent dans deux maisons voisines qu'un mur invisible et présent sépare : Devdas est le fils d'un riche zamindar, autrement dit d'un riche propriétaire, tandis que le palais du père de Parvati se délabre. Depuis l'enfance, les deux jeunes gens partagent jeux et taquineries, s'amusent dans les vergers. Le film de Bhansali débute avec le retour du jeune homme, qui rentre de Londres où il a étudié dix longues années. Le temps n'a fait que renforcer l'amour entre Paro et Devdas mais le père de Devdas va violemment s'opposer au mariage, jugeant la famille de Paro d'une condition indigne de la sienne. En effet, Sumitra, la mère de Paro, est une ancienne actrice et danseuse et la famille de Devdas le lui rappelle en l'humiliant de façon cinglante quand elle vient proposer Paro en mariage. Sumitra se venge de l'affront en jurant de marier Parvati à un aristocrate de caste supérieure. Devdas est un homme au caractère impulsif, changeant, traversé d'imprévisibles et brusques bouffées de violence. Il n'a pas senti qu'en jouant avec les sentiments de Parvati il mettait en danger leur union. Après une scène violente avec son père, il quitte la maison familiale et part s'installer dans un bordel, où il noie son chagrin dans l'alcool, cherchant l'oubli et s'enfonçant dans la spirale de l'autodestruction. Ni Paro, venue le rechercher dans le « Palais des plaisirs » où il est allé se réfugier, ni Chandramukhi, fascinante courtisane qu'il maltraite mais qui est tombée amoureuse de lui, ne parviennent à le sauver.
On compterait plus d'une dizaine[1] d'adaptations cinématographiques du roman bengali publié en 1917 par Sarat Chandra Chattopadhyay (1876-1938), dont un autre ouvrage, Parineeta, a lui aussi été adapté au cinéma. Bhansali, au générique de son film, rend explicitement hommage à l'écrivain bengali mais aussi aux cinéastes P.C. Barua et Bimal Roy, qui ont proposé une adaptation en hindi respectivement en 1935 et 1955. Pourquoi raconter encore la tragique histoire de Devdas ? En ces années 2000, Bhansali trouve dans cette aventure une façon de faire surgir la nostalgie d'une Inde éternelle, la nostalgie d'un âge d'or du cinéma indien, comme s'il fallait à nouveau, en ces années Shining India, créer les normes d'un classique.

La force du Devdas de 2002, c'est en effet de concentrer tous les lieux communs dont rêve un Bollywood : un scénario avec des amants contrariés, des décors et des costumes opulents, des danses virevoltantes alternant chorégraphies de groupe et duos, des sentiments intenses et condamnés à l'échec… Tout est fait pour exalter la nostalgie d'un cinéma commercial classique exaltant des valeurs traditionnelles, tout est fait pour plonger le spectateur dans une Inde éternelle…
Devdas est d'abord le rêve d'une passion… L'enfant violent et ombrageux du film de Bimal Roy (1955) est devenu un éternel adolescent attardé, incarné par le jeu forcé d'un Shah Rukh Khan. L'acteur, malgré la quarantaine, continue à interpréter des jeunes gens taquins, immatures. Si Shah Rukh Khan force le trait et si son jeu relève plus de la grimace que de la passion, la force des sentiments est dite, dans le film, par d'autres procédés. La force de Devdas, en 2002, est de tout faire pour intensifier l'émotion : le film s'ouvre par la course folle de la mère emportée par la joie de la nouvelle : « Devdas est de retour ! », cri et course plusieurs fois relayés dans le film par ceux de Parvati enfant, par la course éperdue de Paro adulte fuyant la maison de son mari à la rencontre éperdue de Devdas à la fin du film ou par celles, nocturnes, qui l'emmènent chez Devdas, risquant le déshonneur de sa famille. La passion est aussi dans les coups de la trique du père de Devdas punissant son fils, claquements sifflants et cinglants qui se mêlent aux « Hare Rama », aux cris de Parvati enfant divani pagli qui court, folle, derrière la calèche de Devdas toujours la quittant… et la réussite de Bhansali tient souvent à ce rythme qui fond ensemble musique, histoire, gestes des acteurs, succession des plans. La passion, dans Devdas, est dans le plaisir de l'image, dans la photogénie. Tout dans le plan cherche l'éclat, la lumière de la lune. Les couleurs chatoient et les personnages ne cessent de se chercher du regard. On s'épie d'un palais à l'autre à l'aide de jumelles, on se regarde dormir sous la lune… Les vitraux réverbèrent les éclats du tonnerre et de la foudre. Les saris et cheveux volent au vent… Le décor multiplie les piliers, les escaliers (que Satyajit Ray considérait comme des topoï du cinéma commercial indien) et l'émotion surgit aussi par ces chansons qui entremêlent dans une synchronisation parfaite l'histoire de Radha et Krishna aux amours de Devdas et Paro. Elle tient à ce rythme qui tourbillonne en des jeux vertigineux, parmi les miroirs des palais, au milieu des vitres, elle tient à ce tournoiement infini, à cette fête constante où les couleurs, les gestes et les sons se répondent, elle tient à ces chansons qui multiplient les échos : dya (la lampe) rappelle cette djeena (cette vie) qui se consume, pyar (amour) rime avec pya (bu) pour ne cesser de dire la tragédie de Devdas, « tempête » du cœur maternel, qui s'abîme en l'alcool, tandis qu'au dehors se déchaînent les bourrasques. C'est par un tourbillon d'échos vertigineux que se disent la passion et la fascinante tragédie d'un homme : la descente aux enfers de Devdas, qui avait pourtant entre les mains tout l'or de la vie.
Mais le rêve d'une passion, c'est aussi le portrait de ces deux femmes qui, par amour, oublient très vite leur rivalité devant l'immensité de l'amour et du sacrifice que chacune d'elle reconnaît en l'autre. Paro entretient une lampe allumée pour faire revenir l'être aimé parti au loin, Chandramukhi accepte humblement de soigner et servir un homme qui pourtant la repousse.
Mais si Devdas, en 2002, cherche à incarner le rêve d'un âge d'or du cinéma populaire indien, c'est aussi parce qu'il en réactive les procédés.
Comme dans tout film populaire, il faut qu'il y ait une certaine dose de manichéisme. À la complicité entre la grand-mère et son petit-fils, Bhansali oppose la perfidie jalouse et fielleuse de la belle sœur de Devdas ainsi que le complot ourdi par le beau-fils de Paro dans sa nouvelle famille… La trique du père de Devdas claque dans l'air, Kaushalya, mère de Devdas, humilie la mère de Paro en la rabaissant à son statut de danseuse… Autre archétype présent dans le film, celui d'un homme déchiré entre deux types de femmes opposés, entre une sainte et une courtisane. Paro est la paglidivani, la « sainte folle » chantée par la chanson initiale et dont la danse tourbillonnante se termine en un nuage de poudre rouge devant Durga aux mille bras, une paglidivani sûre de son amour aussi pur et puissant que cette flamme qu'elle garde toujours allumée. Sorte de vestale que son mariage garde chaste, elle peut se consacrer totalement à cet amour qui la consume. Quant à Chandramukhi, si son rôle de courtisane peut dans un premier temps laisser penser au personnage de la vamp proposé par tout Bollywwod, la femme du monde rejoint bien vite la femme de la maison, gagnant une forme de sainteté quand Paro, bravant les interdits, se rend au bordel pour sauver Devdas et découvre combien Chandramukhi aime Devdas. Chandramukhi cesse d'être une prostituée et une rivale et devient une sorte de sœur en dévotion.
C'est probablement par là que l'histoire de Devdas touche au mythe. Chandramukhi rejoint Paro dans la dévotion à Devdas, toutes deux transformées en sorte de gopis chantant, dansant, pleurant d'amour autour de leur Krishna… Quant à Devdas, il incarne pour la psyché masculine indienne un mythe, celui d'un homme-enfant colérique, égoïste et parfois violent (il n'hésite pas à marquer le front de Paro d'un coup de collier qui l'ensanglante d'une trace vermillon, scellant de son sang leur mariage symbolique) qui crée son propre malheur. Chandramukhi dit de cet homme perdu qu'il n'a plus « ni âme, ni dévotion, ni but » mais ne fait plus que boire pour oublier. Le film rompt avec l'idée d'un fin heureuse. P.K.Nair[2] dit que Devdas a même créé une mode du film tragique et que certains acteurs, à l'instar de Dilip Kumar interprétant Devdas dans la version de Bimal Roy, ont par la suite été spécialisés dans les rôles tragiques. De nombreux jeunes gens, après avoir vu le personnage joué par Kundan Lal Saigal dans le film de P. C. Barua en 1935, auraient pris le parti autodestructeur de noyer leur désespoir amoureux dans l'alcool. Nair rappelle également l'impact profond pour la psyché des jeunes gens laissé par les deux acteurs, P. C. Barua mais aussi K. L. Saigal morts prématurément des désastres de l'alcool. Dans les années 30, le Devdas de P.C. Barua crée un archétype : on appelle désormais « devdas » tout amoureux éconduit qui noie son chagrin dans l'alcool, à en mourir. Gayatri Chatterjee[3] voit dans le film non seulement la naissance d'un type masculin mais aussi celle d'un genre, celui du “self-destructive urban hero”, prototype du jeune homme en colère. Le « angry young North Indian man » dont parle Ashis Nandy est incarné, dans les années 70, par Amithab Bachchan. Non seulement le personnage mais aussi l'intrigue de Devdas inventent des thèmes et structures qui ne cesseront d'être exploités par le cinéma ultérieur (notamment par certains films de Raj Kapoor : Awara, Shree 420 et Barsaat) : le motif d'une enfance avec certains idéaux, le conflit avec le père, le départ pour la ville, la perte de l'idéal et la dépression du héros, une fin funeste. Par ailleurs, Gayatri Chatterjee estime que ce genre serait une première tentative pour définir la masculinité indienne en des temps de lutte pour l'Indépendance, temps où l'homme affronte aliénation et perte d'identité, période où l'industrialisation entraîne des migrations urbaines. Elle pense que ce type de film est lié à des périodes de changements socio-économiques brutaux où le sujet est partagé entre la joie d'une nouvelle identité nationale et la conscience de la perte de l'ancienne identité régionale.

En ce début de nouveau millénaire, le canon gronde aux frontières. Les tours jumelles se sont effondrées à New York et la frontière avec le Pakistan, suite à l'attaque du Parlement indien début décembre 2001, se peuple d'un million de soldats. Le parti nationaliste est au pouvoir en Inde, le monde de la communication cherche à vendre l'idée d'une Shining India. Devdas est attendu, en cette année 2002, comme le film au plus gros budget jamais produit en Inde. Il rassemble les trois stars du moment : Shah Rukh Khan, Aishwarya Rai et Madhuri Dixit, actrice devenue si rare au cinéma et muse du peintre Maqbool Fida Husain (qui avait, en son temps, fait partie de l'avant-garde et avait représenté, déchaînant la furie des fascistes hindous, Madhuri en tant que Durga – il lui trouvait, c'était en ses termes un compliment, la grâce d'un éléphant). La sortie du film est précédée par de multiples controverses concernant le coût exorbitant du film. On n'hésite pas à persifler, estimant que le film n'est qu'un pur produit à destination des N.R.I, les Non residents indians, ces Indiens qui vivent à l'étranger mais dont on souhaite qu'ils investissent en Inde. On leur adresserait donc un film qui viserait à prouver l'excellence de l'industrie cinématographique indienne et, au-delà, de l'Inde entière. Ce n'est probablement pas un hasard si, dans la version Bhansali de Devdas, le héros ne revient pas de Calcutta mais rentre de Londres et s'amuse à traiter Paro de « trop villageoise ». En ces années 2000, la fierté patriotique est exacerbée et le retour au pays est dans ces années-là un thème fréquent dans le cinéma hindi. En 2004, Swades, film d'Ashutosh Gowariker, oppose la simplicité un peu rustique d'une institutrice mère courage qui exerce dans un village auprès d'enfants aux pieds nus, à l'orgueil d'un Indien revenu au village, après des années comme ingénieur à la NASA. L'institutrice calcule, avec son boulier, bien plus vite que l'ingénieur, incapable de réfléchir sans ordinateur… C'est en ce début des années 2000 que le B.J.P. au pouvoir (Bharatiya Janata Party, Parti du peuple Indien, à tendance très nationaliste) rebaptise les capitales indiennes, Calcutta (re)devient Kolkatta, Madras Chennai et Bombay Mumbai. La fièvre patriotique contamine un peu tout. On célèbre la modernité technologique d'une Inde qui donne à la navette Columbia sa première femme cosmonaute et, dans le même temps, désire ardemment le retour à des valeurs traditionnelles.
Devdas est rempli de cette nostalgie d'une Inde traditionnelle et éternelle. Bien sûr cette nostalgie est sensible dans l'opposition entre un monde urbain, celui de la grand’ ville où Devdas découvre l'alcool, et la famille enfermée entre ses murs, mais on la trouve dans un certain traditionalisme kitsch du film. Souvent l'éclairage fait penser aux lithographies populaires imprimées par les presses du Raja Ravi Varma, avec ses personnages alanguis sur un rocher ou près d'une cascade au clair de lune. Dès le générique, les beautés éternelles de l'Inde sont convoquées tandis que le texte défile sur un fond de fresques rappelant celles des grottes d'Ajanta. L'érotisme n'est pas figuré par les habituels déhanchements obscènes des autres films de l'époque mais il est davantage voilé, suggéré par un détour, des lèvres approchées, des cheveux au vent qui fouettent un visage, le sang qui goutte lorsque l'amant retire l'épine de la chair, l'eau versée qui éclabousse le front, le duppatta que l'on tire pour rapprocher les amants ou ce voile transparent qui sépare et masque les corps. La gestuelles des danses n'est pas empruntée aux clips musicaux de M.T.V. mais à celles du kathak ou du bharat natyam. Les couleurs du film convoquent celles des fêtes religieuses, les mantras viennent parfois, ainsi que les conques, résonner dans la bande-son. L'Inde éternelle, elle est aussi dans les chansons et danses qui  racontent l'histoire de Radha et de Krishna, leurs amours au bord de la Yamuna. La lune dans l'éclat de la nuit et le bleu rappellent l'univers dans lequel on figure Krishna, l'enfant dieu représenté avec une peau sombre ou bleue, jouant de la flûte. L'Inde éternelle, elle est dans le dialogue des amants et rejoue le couple divin formé par Radha qui, par son amour, contrôle Krishna. Le dieu-enfant, lui aussi, passe son enfance entouré des Gopis avec lesquelles il s'amuse avant de quitter le village, âgé d'une dizaine d'années, pour étudier à la ville. Radha est souvent vue comme l'amie et la conseillère de Krishna, avec lequel elle entretiendrait une double relation, celle de la femme mariée et celle de l'éternel amour. Elle est souvent considérée comme l'âme de Krishna et la métaphore est explicitement reprise dans le film. Le film Devdas est donc, en ces années d'inquiétude nationaliste, une façon de réinventer un classicisme et de redire la nostalgie d'une Inde éternelle.

Colette Mazabrard, Toulouse, 2013.


[1]    PK Nair, Cinemaya 56-57/2002, « The Devdas syndrome in indian cinema », pp.83-87, mentionne l'existence de douze versions cinématographique, dont deux abandonnées, du film muet de Naresh Mitter à la version Bhansali.
[2]    Opus cité.
[3]    Gayatri Chatterjee, Awaara, Penguinbooks, 2003, pp.62-63

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